Bloody meat please [PV]

Il y avait des jours où ne pas tuer tous les humains vivant à des kilomètres à la ronde était un véritable travail mental. Moïra détestait sérieusement ce siècle et probablement tous les siècles précédents. En fait, elle détestait profondément ce que les religions principales actuelles avaient fait aux relations humaines. Cette satanée espèce dominante sur la planète qui avait tellement soif de destruction que ses individus mâles avaient même réduit leurs femelles à un statut d'inférieur. C'était sans doute utopiste, parce qu'elle avait elle-même grandi dans un monde et à une époque de l'histoire où les genres n'avaient pas autant d'impact. Elle avait espéré que les humains retrouveraient la raison sur ce sujet, mais non. Les hommes avaient encore beaucoup trop de pouvoir et elle devait vraiment faire preuve de beaucoup de sang-froid au quotidien pour ne pas dévorer tous ceux qui se permettaient de faire des commentaires sur son physique ou à douter de ses capacités d'avocates, non pas parce que ses diplômes étaient des faux, achetés au marché noir, mais parce qu'elle n'avait pas ''le bon organe'' entre les cuisses.

Elle devrait vraiment négocier avec Aël le droit d'inclure les misogynes dans la liste des viles créatures dont il était acceptable de se nourrir.

Après une nouvelle longue journée à, donc, utiliser ses mots et ses talents de persuasion pour prouver qu'elle était une bonne avocate et non ses dents pour faire payer ses hommes impudents, elle rentra enfin à la maison, songeant à la douce époque où elle n'avait aucun état d'âme et ravageait villes et villages en ne laissant que cendres et sang dans son sillage. Elle était énervée, avait faim et elle sentait sa peau se tirer légèrement au coin de ses yeux. Moïra détestait cette sensation. Elle savait que ça n'était rien, que personne ne pouvait voir la moindre différence sur sa peau et savait que ça n'était peut-être même que son imagination qui lui jouait des tours, mais depuis son emprisonnement par la sorcière, une partie de la sirène était terrifiée à l'idée que cela se reproduise. Elle n'avait pas besoin de forcer beaucoup ses souvenirs pour se souvenir de la douleur du dessèchement. Alors Moïra se nourrissait infiniment plus souvent que les autres. Et même si elle essayait de convaincre tout le monde, y compris elle-même, que c'était simplement sa soif de sang et sa violence qui était en jeu, une partie d'elle était réellement terrifiée par l'idée d'être assoiffée à nouveau.

Comme toujours, elle sentit l'esprit d'Izobel avant de rentrer dans la maison et de la voir. Elle savait qu'il en allait de même pour sa sœur et qu'aucun des garçons n'était présent. Elle bloqua immédiatement une partie de ses pensées (les plus sombres et les plus douloureuses), forçant son esprit à s'emplir de tout un tas de choses futiles ou simplement dignes de Moïra Adhams : le comportement des mâles à son travail, sa colère, sa bataille interne pour ne pas tous les tuer, une musique qu'elle aimait bien, sa faim... son envie d'un bon bain chaud. Apprendre le contrôle en prison avait eu, au moins, l'intérêt de lui apprendre aussi à contrôler ses pensées. Elle ne pouvait pas les cacher bien longtemps si l'un des siens cherchait à réellement creuser ce qu'elle avait dans la tête, mais lorsqu'ils n'avaient accès qu'aux pensées de surface des uns et des autres, elle pouvait aisément cacher un peu plus de choses en engorgeant son esprit d'autres pensées moins dérangeantes.

Moïra posa son sac et son manteau dans l'entrée, avant de rejoindre la cuisine. Ne te plains pas du bruit des pensées des autres quand les tiennes sont tout aussi envahissante, gamine, pensa-t-elle à l'intention de sa sœur. Tranquillement, elle tira une bouteille de vin du placard, ainsi que deux verres à pied. Je te sers un verre ?

C'est alors qu'elle leva enfin les yeux vers sa petite sœur et n'attendit finalement pas la réponse de celle-ci pour lui remplir un verre. « Tu as vraiment une sale tête. » Moïra poussa le verre rempli sur le comptoir, en direction de sa sœur et prit son propre verre pour en boire une gorgée. « Bois. Tu as besoin de manger et tu es insupportable en chasse quand tu es sobre. Je n'ai pas envie de t'entendre penser toute la soirée que tu n'es pas un monstre. »

Savoir entendre les pensées des autres pouvait avoir ses avantages et ses inconvénients. Leur famille l'avait appris à leurs dépens. Mais après plusieurs millénaires, ils avaient aussi appris à cacher leurs pensées quand ils le souhaitaient. Ce n'était pas une science exacte, cela nécessitait des efforts supplémentaires que lorsqu'ils voulaient cesser d'écouter les pensées des autres espèces, mais ils y parvenaient, assez pour avoir quand même quelques zones de répits. Pas vraiment de secrets, mais un petit espace personnel quand même.

« Tu devrais simplement cesser d'être aussi peu encline à te nourrir. » Moïra ne comprendrait jamais pourquoi elle pouvait avoir des scrupules. Ils ne faisaient que survivre. Pour elle, certes, il y avait plus. Elle aimait trop le goût du sang. Vingt-huit siècles n'avaient pas le moins du monde apaisé sa soif de vengeance. Mais même sans cela. Ils ne faisaient que se nourrir. Izobel était bien placée pour comprendre. Elle adorait les animaux et les humains mangeaient des animaux. Sauve un panda : mange un humain... Ou un truc dans ce goût-là.

Et puis surtout, aucun d'eux n'avait réellement connu la faim. Enfin si. Bien sûr, plus jeunes, ils avaient expérimenté la faim. Mais la faim des enfants qu'on abandonne à leur triste sort. La faim des sirènes qui n'ont pas encore goûté à la chair et n'ont pas acquis la totalité de leurs pouvoirs. Elle l'avait vécu. Elle, avait passé un siècle à se sentir faiblir, à sentir sa peau se dessécher à l'extrême et à souffrir de la faim... Et elle ne leur en avait fait ressentir qu'un faible écho. Elle s'était battue pour qu'ils ne ressentent pas tout ce que ses souvenirs lui faisaient encore ressentir de cette douloureuse épreuve. Jamais Moïra ne comptait revivre ça un jour et elle comptait bien se battre pour qu'aucun des membres de sa famille ne connaisse ça.

Avalant une gorgée de vin, elle commença à passer en revue les dossiers inscrits dans sa mémoire. La longue liste d'hommes et de femmes qui méritaient amplement le châtiment d'une sirène. Pour leur sécurité, elle avait inscrit dans sa mémoire des criminels évoluant à la Nouvelle-Orléans, mais aussi dans tout l'état de Louisiane. Ils devaient rester discrets, même ici et bien que la plupart de leurs meurtres passaient inaperçus parmi les victimes des vampires et des autres créatures dévoreuses d'humains, le fait qu'ils puissent aussi s'attaquer à d'autres espèces et leur mode opératoire était une signature trop risquée. La guerre entre les vampires et les loups-garous occupait beaucoup d'espace, leur donnant une certaine liberté, mais quand même. Les siècles avaient bien appris aux Steadworthy-Adhams à brouiller les pistes.

La boule de poil égocentrique qui appartenait à sa sœur sauta bientôt sur le comptoir, la regardant d'un air contrarié. Contrairement à ce que préconisaient tous les sites Internet sur les animaux (ne pas demander pourquoi elle avait consulté ce genre de sites), elle regarda l'animal droit dans les yeux, avant de se mettre à siffler de défi. C'était une provocation pure et dure et un jour, le chat lui sauterait probablement dessus pour lui prouver qu'il était le plus puissant, mais elle était bestiale, elle aussi et jusqu'à présent, le chat avait toujours craint ce que la sirène dégageait quand elle était prête à se battre. « J'ai jamais mangé de chat. Il paraît que ça a un goût de lapin. »

Pendant sa bataille de regard avec l'animal, Izobel lui demanda si elle avait vu les autres. Elle haussa les épaules. « Pas depuis plusieurs jours. » C'est quand sa benjamine mit de la musique qu'elle capta cette pensée fugace, mais non dissimulée. Moïra se laissa entraîner, mais ne dansa pas, contrairement à sa sœur qui se dandinait et tournoyait dans une chorégraphie mélangeant des styles anciens de danse de salon et la façon dont les humains dansaient aujourd'hui. Je vois clair dans ton petit jeu, tu sais ?

[size=12]Les sirènes avaient besoin de se nourrir d'humains pour survivre. La vie était ainsi faite. Leur immortalité ne pouvait se faire dans la puissance et la jeunesse que parce qu'ils se nourrissaient de ces êtres mortels et charnels. Les choses allaient ainsi. Parfois, Moïra se disait qu'il lui suffirait d'ouvrir grand les vannes, de leur faire ressentir absolument tout ce qu'elle avait ressentit dans sa prison, un siècle durant. Peut-être alors qu'Izobel cesserait de faire l'enfant et de refuser de manger ses petits-pois.

Oui, mais voilà. Moïra n'était pas capable de faire cela. Elle luttait avec ses pensées depuis des siècles pour s'assurer de cacher un maximum des souffrances qu'elle avait vécues pendant sa captivité. Elle ne souhaitait ce sort à aucun des membres de sa famille et elle ne voulait pas le leur faire ressentir.

« Ce n'est ''pas simple'' pour toi parce que tu continues de te considérer comme l'une d'entre eux. Quand tu comprendras que nous ne sommes pas des humains et que nous ne le serons jamais, tu comprendras comme les choses sont simples. »

Pour Moïra, l'acte de leur aînée n'avait jamais été un acte de bravoure. Ce n'était qu'un acte de faiblesse. Une faiblesse qu'elle devait désormais amèrement regretter si elle était consciente. Si la sorcière à qui elle avait demandé de l'aide l'avait vraiment mise dans un état de sommeil où elle ne ressentait rien, alors elle était juste encore plus lâche qu'elle ne le pensait.

Et puis Izobel lui demanda finalement de la convaincre. Lui donner une personne à tuer ce soir. Une personne que le monde ne regretterait pas. Un seul suffira. Edward Larkin , songea finalement Moïra, ayant sélectionné l'homme comme on choisi un plat sur un menu. « Ancien flic ripou, quatre de ses collègues ont péri lors d'une intervention parce qu'il avait vendu la mèche au groupe de dealers qu'ils devaient interpeller et qui lui versait des pots-de-vin à plusieurs milliers de dollars. De l'argent qui aurait pu servir à payer l'insuline de son fils diabétique, mais non. Il le dilapidait dans l'alcool, les jeux d'argent et les prostituées, pendant que sa femme cumulait deux emplois pour financier les soins de leur fils. C'est déjà le parfait cliché du sale rat et c'est largement suffisant pour moi, si tu veux mon avis, mais si ça n'est pas suffisant pour toi, tu peux rajouter de l'intimidation de témoins et un meurtre pour lequel il ne sera jamais condamné faute de corps... à moins qu'on le dévore et qu'on venge le sans-abri dont il ne connaît même pas le nom et que je n'ai jamais pu identifier tant sa mémoire est imprécise sur cet événement. » Il n'y avait pas de doute pour elle. Aucun état d'âme. Oses me dire qu'il manquera à quelqu'un, alors que la veille de sa sortie de prison, son ex-femme a demandé une injonction d'éloignement pour les protéger de lui, elle et son fils. Et puis elle devait bien l'admettre. Connaissant l'aversion de sa sœur pour leur nature et leur besoin de se nourrir, Moïra gardait souvent les monstres de la pire espèce pour elle.

Attendant son verdict, elle se resservit un verre, et en bu une longue gorgée.